mercredi 25 février 2009

Un fauve dans la Maison de Claudine

Une petite lecture pour les vacances franciliennes... Où l'on voit un félin qui fut sauvage, partager un moment la vie de la féline Colette. Où l'on voit aussi qu'il ne fut jamais totalement aliéné et que par la faute des hommes, il ne retrouva jamais sa liberté de fauve. Pourrait-on trouver plus belle description, si proche des fauves miniatures que sont nos félins de salon, plus authentique étude des relations entre l'humain et l'animal ?

Bâ-Tou

(extrait de "La maison de Claudine)

Je l'avais capturée au quai d'Orsay, dans un grand bureau dont elle était, avec une broderie chinoise, le plus magnifique ornement. Lorsque son maître éphémère, embarrassé d'un aussi beau don, m'appela par le téléphone, je la trouvai assise sur une table ancienne, le derrière sur des documents diplomatiques, et affairée à sa toilette intime. Elle rapprocha ses sourcils à ma vue, sauta à terre et commença sa promenade de fauve, de la porte à la fenêtre, de la fenêtre à la porte, avec cette manière de tourner et de changer de pied contre l'obstacle, qui appartient à elle et à tous ses frères. Mais son maître lui jeta une boule de papier froissé et elle se mit à rire, avec un bond démesuré, une dépense de sa force inemployée, qui la montrèrent dans toute sa splendeur. Elle était grande comme un chien épagneul, les cuisses longues et musclées attachées à un rein large, l'avant-train plus étroit, la tête assez petite, coiffée d'oreilles fourrées de blanc, peintes, au dehors, de dessins noirs et gris rappelant ceux qui décorent les ailes des papillons crépusculaires. Une mâchoire petite et dédaigneuse, des moustaches raides comme l'herbe sèche des dunes, et des yeux d'ambre enchâssés de noir, des yeux au regard aussi pur que leur couleur, des yeux qui ne faiblissent jamais devant le regard humain, des yeux qui n'ont jamais menti... Un jour, j'ai voulu compter les taches noires qui brodaient sa robe, couleur de blé sur le dos et la tête, blanc d'ivoire sur le ventre ; je n'ai pas pu. - Elle vient du Tchad, me dit son maître. Elle pourrait venir aussi de l'Asie. C'est une once, sans doute. Elle s'appelle Bâ-Tou, ce qui veut dire « le chat », et elle a vingt mois. Je l'emportai ; cependant, elle mordait sa caisse de voyage et glissait, entre les lattes de la prise d'air, une patte tantôt épanouie et tantôt refermée, comme une sensible fleur marine. Je n'avais jamais possédé, dans ma maison, une créature aussi naturelle. La vie quotidienne me la révéla intacte, préservée encore de toute atteinte civilisatrice. Le chien gâté calcule et ment, le chat dissimule et simule. Bâ-Tou ne cachait rien. Toute saine et fleurant bon, l'haleine fraîche, je pourrais écrire qu'elle se comportait en enfant candide, s'il y avait des enfants candides. La première fois qu'elle se mit à jouer avec moi, elle me saisit fortement la jambe pour me renverser. Je l'interpellai avec rudesse, elle me lâcha, attendit, et recommença. Je m'assis par terre et lui envoyai mon poing sur son beau nez velouté. Surprise, elle m'interrogea du regard, je lui souris et lui grattai la tête. Elle s'effondra sur le flanc, sonore d'un ronron sourd, et m'offrit son ventre sans défense. Une pelote de laine qu'elle reçut en récompense l'affola : de combien d'agneaux, enlevés aux maigres pâtures africaines, reconnaissait-elle, lointaine et refroidie, l'odeur ?.. Elle coucha dans un panier, se confia au bassin de sciure comme un chat bien appris, et quand je m'étendis dans l'eau tiède, sa tête rieuse et terrible parut, avec deux pattes, au rebord de la baignoire... Elle aimait l'eau. Je lui donnais souvent, le matin, une cuvette d'eau qu'elle vidait à grands jeux de pattes. Toute mouillée, heureuse, elle ronronnait. Elle se promenait, grave, une pantoufle volée entre les dents. Elle précipitait et remontait vingt fois sa boule de bois dans le petit escalier Elle accourait à son nom : « Bâ-Tou » avec un cri charmant et doux, et demeurait rêvant, les yeux ouverts, nonchalante, aux pieds de la femme de chambre qui cousait. Elle mangeait sans hâte et cueillait délicatement la viande au bout des doigts. Tous les matins, je pus lui donner ma tête qu'elle étreignait des quatre pattes et dont elle râpait, d'une langue bien armée, les cheveux coupés. Un matin, elle étreignit trop fort mon bras nu, et je la châtiai. Offensée, elle sauta sur moi, e1 j'eus sur les épaules le poids déconcertant d'or fauve ses dents, ses griffes... J'employai toutes mes forces et jetai Bâ-Tou contre un mur. Elle éclata en miaulements terribles, en rugissements elle fit entendre son langage de bataille, et sauta de nouveau. J'usai de son collier pour la rejeter contre le mur et la frappai au centre du visage. A ce moment, elle pouvait, certes, me blesser gravement. Elle n'en fit rien, se contint, me regarda en face et réfléchit... Je jure bien que ce n'est pas la crainte que je lus dans ses yeux. Elle choisit, à ce moment décisif, elle opta pour la paix, l'amitié, la loyale entente ; elle se coucha, et lécha son nez chaud... Quand je vous regrette, Bâ-Tou, j'ajoute à mon regret la mortification d'avoir chassé de chez moi une amie, une amie qui n'avait, Dieu merci, rien d'humain. C'est en vous voyant debout sur le mur du jardin - un mur de quatre mètres, sur le faîte duquel vous vous posiez, d'un bond - occupée à maudire quelques chats épouvantés, que j'ai commencé à trembler. Et puis, une autre fois, vous vous êtes approchée de la petite chienne que je tenais sur mes genoux, vous avez mesuré, sous son oreille, la place exacte d'une fontaine mystérieuse que vous avez léchée, léchée, léchée, avant de la tâter des dents, lente et les yeux fermés... J'ai compris, et je vous ai seulement dit tout bas avec chagrin : "Oh ! Bâ-Tou !... " et vous avez tressailli tout entière, de honte et d'avidité refrénées. Hélas ! Bâ-Tou que la vie simple, que la fauve tendresse sont difficiles, sous notre climat... Le ciel romain vous abrite à présent ; un fossé, trop large pour votre élan, vous sépare de ceux qui vont, au jardin zoologique, narguer les félins ; et j'espère que vous m'avez oubliée, moi qui, vous sachant innocente de tout, sauf de votre race, souffris qu'on fît de vous une bête captive.


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Les phrases du jour : "… Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un enfant, près d’un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues… Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle…" Colette - La Naissance du Jour

2 commentaires:

  1. Bon, alors forcément, après, si je te dis que, moi, dernièrement, j'ai fait connaissance avec une mouche...tu vas penser que ma vie est...(hum)...comment dirais-je...palpitante. Pourtant, c'est aussi une belle histoire.
    Elle s'est posée près de moi. J'ai tout de suite vu que :
    1) c'était une fille (à ses longs cils)
    2) je l'interessais.
    Contrairement à toutes les autres, quand j'ai approché mon doigt...(sans y croire)...elle n'a pas eu peur. Mieux, elle est montée dessus puis n'a plus bougé. J'ai compris que c'est elle qui était en train de m'apprivoiser...

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  2. Ah se perdre dans les yeux d'une mouche... c'est une grande aventure ! Et s'y mirer c'est... chic.

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