Dans les années 60, sur les ondes de « Radio
Luxembourg », « l’homme à la voiture
rouge » passionnait les auditeurs. Mon oncle Bernard, pour
moi, c’était « l’homme à la voiture rouge ». Au volant de son Ondine
toute neuve, je l’imaginais un peu aventurier, c'était pour moi le symbole de la liberté et de la modernité. En ce temps-là, il m'appelait "Souriceau", et de tous les surnoms qu'on m'a donnés, c'est le seul qui me plaisait ! Il parlait peu, mais il observait beaucoup, et écoutait, toujours. Un regard, un clin d'oeil, on était sur la même longueur d'ondes, on se comprenait...
Des années auparavant, à la fin des années 20, Bernard était
né à Troyes comme son frère Georges et ses sœurs Sylviane et Gilberte.
Le sort
a voulu que tous les 4 soient orphelins de mère très tôt, la science ne savait
pas, à l’époque, soigner la tuberculose.
Les enfants furent séparés, les deux garçons confiés à l’orphelinat
Audiffred, à Troyes, les deux filles, à peine quelques centaines de mètres plus
loin, à l’orphelinat Saint-Martin-es-Aire. Ils se retrouvaient de loin en loin,
à de rares occasions, ne voyaient leur père cheminot que trop rarement.
Sur ces photos de colonie de vacances (publiées bien des années plus tard par l'Est Eclair), on ne rigolait pas avec la mixité ; pourtant en vacances sur la même plage, frères et soeurs étaient séparés : ma tante Sylviane, sur la photo du haut,est assise, recroquevillée, jambes croisées en cinquième position. Ma mère, trop jeune, n'y figure pas. Mes deux oncles sont comme les autres vêtus de maillots très seyants : Bernard, très blond, est au deuxième rang devant le garçon qui croise les bras. On devine son frère Georges debout dans l'ombre, le troisième en partant de la droite.
L’orphelinat Audiffred fut pour les deux garçons, Georges et Bernard, le théâtre
permanent de leur rivalité fraternelle enthousiaste. Très sportifs tous les
deux, c’était à celui qui grimperait le plus haut dans les sapins du parc,
prenant tous les risques, terminant leur escalade par quelques saltos arrière, sous
le nez des surveillants, prêts à subir les remontrances et les punitions, jusqu’à
la prochaine provocation !
Si les frères et les sœurs se voyaient peu, leur attachement
ne s’est jamais démenti. Les jeunes adultes qu’ils furent bientôt se sont
toujours retrouvés avec plaisir. Bernard à ce moment-là travaillait dans les
fermes, autour de Troyes, puis dans l’Yonne : Courgenay, Cerisiers, sont
des villages qui ont ensuite laissé des traces indélébiles dans nos familles.... le nom de ce blog en témoigne :-) !
Comme mon oncle Jean dont je vous ai parlé ici, comme son frère Georges, Bernard faisait partie de cette génération d’hommes aux mains
d’or, ces ouvriers de l’excellence qui avaient pour diplôme leur amour du
travail bien fait, leur extrême habileté, et leur grande exigence personnelle.
Lors d’un voyage de retour de Troyes vers Beton, je lui avais
demandé de me montrer les châteaux d’eau sur lesquels il avait travaillé… Il
les a tous nommés, ceux qu’on apercevait au loin sur la colline, ceux qui
étaient derrière un vallon ou dans le village, derrière l’église, racontant les anecdotes qui lui étaient restées en mémoire. Et regardez bien, celui qui nous salue du haut du clocher, celui qui est au bord de la nacelle, c'est Bernard très certainement !
Le travail est resté
la grande affaire de sa vie jusqu’à la fin, puisque dans sa chambre d’hôpital,
il donnait des ordres pour qu’on refasse ce pan de mur qui n’était pas
d’équerre, ou les finitions de maçonnerie qui n’étaient pas à son goût… Et il
voulait qu’on lui apporte ses outils…
L’un des chantiers de construction l’amena un jour en
Seine-et-Marne, et tout naturellement, il demanda à prendre pension dans
l’hôtel de ce petit bourg… C’était Beton Bazoches, et c’était l’Hôtel du
Progrès.
Une autre histoire commença, une histoire de tendresse, une famille recomposée à l'heure où cette expression n'existait pas. Une histoire qui fit que Bernard, qui n'avait pas d'enfants, eut pourtant une petite-fille. Une histoire qui fit que tous dans le village connaissaient Bernard, et tous l'appréciaient. Pas plus que ses soeurs et son frère, il n'avait l'habitude de parler de son enfance. Il fut sans doute étonné de me voir plonger dans ces recherches généalogiques qui m'amenèrent aussi bien à trouver le dossier de placement de son père abandonné à Langres, qu'à retrouver la mère de celui-ci et toute une lignée... jusqu'au XVIIe siècle ! On voit ici l'intérêt que portaient les anciens à mes recherches :-)
Et c'est ainsi qu'un jour, il sortit d'un tiroir une toute petite montre d'argent, qu'il me confia : c'était la montre de sa mère, morte si jeune. Un objet d'une valeur inestimable, parce qu'il ne reste que deux choses ayant appartenu à ma grand-mère, qui est à jamais une jeune femme, une jeune mère que ses enfants ont à peine connue : une paire de boucles d'oreilles dites "dormeuses", et cette montre d'argent. Et ces deux témoins sont chez moi désormais. J'ai eu conscience ce jour-là d'être celle à qui on transmet. Qui, à son tour, un jour, devra transmettre.
La montre s'est arrêtée pour Bernard il y a quelques jours, "le plus gentil des hommes" comme l'a dit sa petite fille Valérie.
Un beau témoignage de fidélité à ta famille Odile, bravo pour tes recherches , j'aime ces témoignages de vie simple et digne.
RépondreSupprimerje suis certaine que tu sauras passer le témoin aux générations suivantes.
je te souhaite une très belle journée
C'est tout à fait ça Josette, simple et digne, et c'est pourquoi je m'attache à lui rendre hommage. Je commence à préparer la transmission justement ;-) Mes enfants savent à quel point ces "dossiers" (photos, actes et quelques objets) me tiennent à coeur. Je sais qu'ils en prendront soin. Et la transmission c'est aussi le partage,et pour cela internet et les ordinateurs, c'est vraiment formidable. Bonne semaine à toi, Josette et à bientôt.
SupprimerQuel beau billet Odile et quelle émotion... Pour toutes ces recherches menées, une des plus belles récompenses est illustrée par cette photos de tes "p'tits jeuness" penchés sur ton écran. Lorsqu'on arrive à les épater eux, ça donne des ailes !
RépondreSupprimerBises !
Voilà, c'est ce qui en fait toute la saveur, toute la valeur ! C'est aussi grâce à cela qu'ils ont commencé à parler de leur jeunesse, des (rares) souvenirs qu'ils avaient de leur mère. Que j'ai pu les entendre rire de leurs frasques dans les couloirs de l'orphelinat. Du coup, j'ai regretté (et je regrette encore !) de ne pas avoir commencé plus tôt, et de ne pas avoir eu la présence d'esprit de parler à mon grand-père... Bises à toi Gloria :-)
SupprimerBelle histoire, pleine d'humanité.
RépondreSupprimerMerci Jean-Michel. Simplicité et humanité, c'est aussi comme cela que je définirais mon oncle.
Supprimertrès émue....(de Troyes), cette évocation a des points communs avec celle de maman......merci!
RépondreSupprimerVous (tu ?) m'intriguez Anonyme. Faites-vous partie de ma famille troyenne ? Si oui, n'hésitez pas à me contacter en privé (descerisiersodile@gmail.com) . Bonne fin de journée et merci de votre visite.
SupprimerBeaucoup d'émotion dans votre témoignage !
RépondreSupprimerJe pense au poème de Charles Péguy : L'amour ne disparait pas !
La mort n'est rien : je suis seulement dans la pièce d'à côté....
C'est vrai Evelyne, et merci de rappeler ce poème... qui avait été dit pour les obsèques de Georges,le frère de Bernard ! Et c'est aussi pour continuer à faire vivre ceux de ma famille que je les cite chez moi.
SupprimerTrès émouvant hommage Odile
RépondreSupprimerMerci Brigitte :-)
SupprimerUne belle histoire, riche en émotions qui me renvoie à celle de mes parents, orphelins tous les deux, de père et de mère.
RépondreSupprimerC'est un beau témoignage plein d'amour que tu as su très bien nous transmettre. Merci Odile,
Bises
Annick
Je sais bien Annick à quel point cette histoire peut entrer en résonance avec la tienne. Et la dernière journée qui fut consacrée à mon oncle a été pleine de cet amour, de cette chaleur familiale et amicale qu'il avait su dispenser. Je t'embrasse.
SupprimerUne très émouvante histoire
RépondreSupprimerMerci Marie, et merci aussi de votre passage.
SupprimerQuel plaisir de te retrouver Odile avec ce bel hommage.
RépondreSupprimerQuelle belle histoire et comme tu as raison de faire ça.
Belle image que celle de ces têtes blanches penchées avec intérêt sur les résultats de tes recherches.
Gros bisous Odile.
Caresses à Déli, Nougatine, Douce, Wilma et bien sûr Sushi !
Belle soirée
Merci Mireille, je vais aller voir du côté du soleil de chez toi aussi ;-) Oui je sais que j'ai raison de leur donner la place qu'ils méritent, à tous ces proches, simples, modestes, mais tellement importants. Les voir s'intéresser à mes travaux (alors que d'autres me traitent carrément de "folle"....) est un grand plaisir. Désormais, quand j'arrive dans ma famille, on sait qu'on doit sortir les cartons de vieilles photos :-) Et à chaque fois, je repars avec quelques documents de plus. Je suis "la mémoire" maintenant, c'est admis ! Et j'en suis bien heureuse.
SupprimerC'est gentil de te souvenir de tous mes chats, tellement gentil que j'ose à peine te sussurer à l'oreille que Wilma est désormais ILLIA, chez nous ;-). Bises à toi et à bientôt.
Quel bel hommage. De son paradis votre "homme à la voiture rouge" doit être fier et heureux en lisant ce texte.
RépondreSupprimerJ'espère qu'il l'est, étonné peut-être. Et je garde dans l'oreille le dernier mot que j'ai entendu de lui.
SupprimerJe n'avais pas compris, Nathalie, que vous êtes l'auteur du livre sur les recherches en Italie. Toutes mes félicitations ! J'ai compris en voyant l'illustration de la couverture "à plat" ! Je n'ai pas de recherches à faire en Italie, mais je m'offrirai ce livre car j'apprends toujours beaucoup à vous lire. Bonne semaine.
Bien sûr que c'est émouvant (les photos ces enfants dans la voiture....les anciens devant l'ordinateur, autre temps, autre moeurs...) Bernard mon oncle très discret, trop sûrement mais touchant.
RépondreSupprimerMerci à toi Odile pour ce texte. Bisous. Christine
Pas "trop" discret, ce n'est pas l'impression que j'ai. C'est sûr qu'à côté de Georges, son frère tonitruant, il était plus réservé ;-) J'ai toujours trouvé nos deux oncles également attachants quoique très différents. Et la discrétion, la réserve, tu le sais, sont pour moi plutôt des qualités ! Les composantes d'une fratrie peuvent être fort différentes :-) Il était un observateur attentif et apprécié. Et en petit comité, ses interventions étaient toujours très pertinentes. Bises et bonne semaine.
SupprimerTrès émouvant, cet hommage à ton oncle, je sais que tu as dû en prononcer un autre, tout aussi plein d'émotion et certainement très beau.
RépondreSupprimerJe pense bien à toi, Odile, et je te réponds dès que je le peux.
Je t'embrasse.
Merci Norma. Celui que j'ai prononcé avait à peu près la même trame, en plus sobre bien sûr et sans les anecdotes.
SupprimerTu as vu le lien que je t'avais passé peut-être ? A bientôt par mail :-)
Bonne semaine à toi, Je t'embrasse.
Ton billet est très émouvant petit "Souriceau" !!! Il aurait aimé le lire j'en suis certaine.
RépondreSupprimerMerci pour ce "passage de témoin"... Tes enfants en seront les gardiens.
GROS BECS Odile
Ohhhhh j'aime que tu m'appelles comme ça Marité :-) Il aurait été très étonné je crois, de ce texte et de cette "mise en lumière", et j'ai vraiment beaucoup apprécié son passage de témoin à lui. Mes enfants sont prêts pour la transmission (le plus tard possible évidemment :p ) . Au fait, tu sais que la date du Festival de l'Oiseau approche ? ;-)
SupprimerC'est une triste nouvelle (pour toi "Souriceau") qui te fait revenir sur ton blog. Mais voilà un très bel hommage empli d'amour et de respect que tu offres ici à l'homme à la voiture rouge. Ton oncle a eu une vie difficile et il s'en est sorti avec beaucoup de courage. Cette montre est un témoin du passé qui se transmettra encore et encore. Elle garde la mémoire des disparus et je suis certaine qu'elle continue de les faire vivre aussi.
RépondreSupprimerJe t'embrasse Odile
merci aussi de m'appeler comme ça,Oxygène, ça me "rafraichit" :-) Mon oncle a bien rempli sa vie je crois, il a été aimé, apprécié par tous, entouré jusqu'au bout. Il ne laisse que de bons souvenirs... C'est rare je crois qu'on puisse dire ça de quelqu'un. Je suis bien consciente aussi de la valeur de ces objets, que j'ai portés justement pour que leur première propriétaire soit aussi présente... un peu ! Je t'embrasse Oxygène, à bientôt.
SupprimerTrès bel hommage Odile :) je suis désolée pour ton oncle. Bon courage
RépondreSupprimerMerci Céline. Ça fait du bien d'en parler ainsi, en fait. Lui rendre sa place, après une vie si longue (86 ans) et si riche.
SupprimerC'est un très beau texte, si émouvant. Je suis tombée sur ton blog par hasard et ce bel hommage à ton oncle m'a vraiment touchée, courage en ces moments difficiles.
RépondreSupprimerMerci beaucoup Marine et bienvenue aux Cerisiers. Moi aussi j'ai découvert ton blog aujourd'hui, à la faveur de celui de... je ne sais plus qui, qui t'a citée à propos de "la Fête d'Internet" proposée par Sophie. Je vais explorer ton domaine ! Bonne semaine.
RépondreSupprimerAh si, j'ai trouvé, c'était chez Céline :-)
SupprimerQuel bel hommage plein de tendresse et d'émotion..... Merci pour ce partage.....
RépondreSupprimerMarie-Odile
Merci Marie-Odile, presque homonyme :-) On attend avec impatience des nouvelles du Plat Pays !
SupprimerUN très bel hommage dont la lecture me va droit au coeur Odile ! quelle merveille que ces mots simples qui disent si bien l'homme à la voiture rouge ! Plus personne ne t'appellera Souriceau... sauf nous peut-être, de temps à autre, pour te faire sourire ce soir malgré ta peine, par exemple.
RépondreSupprimerMerci Michelaise. Je n'imaginais pas à quel point ça me ferait plaisir d'être appelée "Souriceau", à nouveau !
SupprimerDe ces émotions qui nous font encore grandir et aimer la vie avec tous ces aléas!
RépondreSupprimerMAmina de Sclos
C'est vrai Martine. La mort fait aussi partie de la vie, et mon oncle a eu une vie riche, riche d'amitiés, de tendresse, de satisfactions professionnelles, malgré les difficultés, comme tu le dis. La tristesse est là bien sûr, mais il ne laisse que de bons souvenirs.
SupprimerUn moment d'émotion intense ton billet !!!
RépondreSupprimerEtre celle qui transmet est un beau rôle, Odile, et je crois bien qu'il te va ! Tes recherches ont servi à réunir les anciens de belle façon et les transmettre aux plus jeunes sera une promesse d'une autre riche aventure...
Ravie de te revoir ici !!! Tes cerisiers nous manquaient
Bises émues
Merci beaucoup Martine, ton avis, tu t'en doutes, est très important pour moi. Je prends mon rôle de "passeur" très au sérieux, je crois bien que c'est au moment où mon oncle m'a transmis cette montre que j'en ai eu conscience, même si je faisais de la généalogie depuis plusieurs années.
SupprimerLes cerisiers reviennent avec le printemps :-) J'aimerais tellement avoir plus de temps, pour la lecture autant que pour l'écriture... Je t'embrasse.
Un bel hommage très émouvant à cet homme à la voiture rouge .Et te voilà avec des trésors chez toi .Et puis désormais comme tu le dis si bien tu es la "mémoire".
RépondreSupprimerBonne fin de semaine à toi ,je t'embrasse
Oui j'en suis contente, Brigitte, de ces trésors. D'autant que je suis partie de rien, tout semblait avoir disparu... Et petit à petit, je "glane" des souvenirs, pour reconstruire notre mémoire commune.
SupprimerBonne fin de semaine à toi aussi. Je t'embrasse.