samedi 14 novembre 2009

La côte de Montfermeil

Voici une autre façon de découvrir la Seine-Saint-Denis. Après Le Raincy, nous suivons Lulu à Montfermeil et l'entraînons à la fin du XIXe siècle. Elle n'est pas forcément toujours sympathique, puisqu'on y croise les Thénardier, qui y tiennent une auberge "Au sergent de Waterloo". Et c'est dans la forêt de Montfermeil que Cosette, enfin, rencontre Jean Valjean...






Les forêts sont des apocalypses ; et le battement d'ailes d'une petite âme fait un bruit d'agonie sous leur voûte monstrueuse.

Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, Cosette se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Ce n'était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c'était quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu'avait d'étrange ce frisson qui la glaçait jusqu'au fond du coeur. Son oeil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu'elle ne pourrait peut-être pas s'empêcher de revenir là à la même heure le lendemain.


Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet état singulier qu'elle ne comprenait pas, mais qui l'effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu'à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l'entouraient. Elle sentit le froid à ses mains qu'elle avait mouillées en puisant de l'eau. Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n'eut plus qu'une pensée, s'enfuir ; s'enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs, jusqu'aux maisons, jusqu'aux fenêtres, jusqu'aux chandelles allumées. Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. Tel était l'effroi que lui inspirait la Thénardier qu'elle n'osa pas s'enfuir sans le seau d'eau. Elle saisit l'anse à deux mains. Elle eut de la peine à soulever le seau.

Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant, puis elle enleva l'anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut s'arrêter encore. Après quelques secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée, comme une vieille ; le poids du seau tendait et raidissait ses bras maigres ; l'anse de fer achevait d'engourdir et de geler ses petites mains mouillées ; de temps en temps elle était forcée de s'arrêter, et chaque fois qu'elle s'arrêtait l'eau froide qui débordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d'un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain ; c'était un enfant de huit ans. Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste.
Et sans doute sa mère, hélas !
Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau.


Elle soufflait avec une sorte de râlement douloureux ; des sanglots lui serraient la gorge, mais elle n'osait pas pleurer, tant elle avait peur de la Thénardier, même loin. C'était son habitude de se figurer toujours que la Thénardier était là.


Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avait beau diminuer la durée des stations et marcher entre chaque le plus longtemps possible, elle pensait avec angoisse qu'il lui faudrait plus d'une heure pour retourner ainsi à Montfermeil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se mêlait à son épouvante d'être seule dans le bois la nuit. Elle était harassée de fatigue et n'était pas encore sortie de la forêt. Parvenue près d'un vieux châtaignier qu'elle connaissait, elle fit une dernière halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit à marcher courageusement. Cependant le pauvre petit être désespéré ne put s'empêcher de s'écrier : Ô mon Dieu ! mon Dieu !


En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l'anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d'elle dans l'obscurité. C'était un homme qui était arrivé derrière elle et qu'elle n'avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l'anse du seau qu'elle portait.


Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L'enfant n'eut pas peur.
 
Victor HugoLes Misérables - 1862
 



Pour toutes et tous, parce qu'on a fort heureusement la liberté de lire et d'aimer ce que l'on veut, voici les droits imprescriptibles du lecteur (Daniel Pennac)

LES DROITS IMPRESCRIPTIBLES DU LECTEUR



1. Le droit de ne pas lire.
2. Le droit de sauter des pages.
3. Le droit de ne pas finir un livre.
4. Le droit de relire.
5. Le droit de lire n'importe quoi.
6. Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible).
7. Le droit de lire n'importe où.
8. Le droit de grappiller.
9. Le droit de lire à haute voix.
10. Le droit de nous taire.


... et en 11. Le droit de ne pas aimer les monuments, nationaux ou autres :-)

14 commentaires:

  1. Merci Odile pour ce texte que j'avais envie de retrouver.
    Les nuits sont parfois longues, penser à relire Hugo, même un p'tit bout d'chapître.

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  2. Oui, c'est toujours bien de relire ces textes des années plus tard: on est toujours surpris d'y trouver du nouveau!
    Anne

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  3. la critique est facile et l'art est dificile(je ne sais plus qui a dit çà)
    mais tout de même le p'tit pére Hugo ne fait pas dans la nuance,tout en pathos,c'est beau comme un camion...
    BISOUS ODILE domi

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  4. Domi, wikipédia nous apprend que c'est DESTOUCHES, auteur et comédien du 18e siècle. La sagesse populaire n'aura retenu de tous ces écrits que trois vers, devenus des proverbes : Chassez le naturel, il revient au galop, les absents ont toujours tort et "la critique"... Ce qui après tout est déjà pas mal, 3 siècles plus tard... Nous n'aurons certes pas le même avenir ;-)))

    Hugo,c'est un monument littéraire, un génie de l'écriture. Comme Anne, je ne me lasse pas de le relire, même si c'est, comme Lulu, par chapitre retrouvé au hasard du net ou de la bibliothèque... Mais dans ce cas-là, c'est frustrant, j'ai envie de relire la suite, les chapitres d'avant...

    Bien sûr ça peut paraître un rien démonstratif, Domi, tu as sans doute raison, mais avec une telle maestria. C'est l'époque aussi qui faisait dans le pathos... Il n'a rien inventé. Dans son esprit, je ne pense pas m'avancer beaucoup en disant ça, c'était aussi une démarche politique de décrire ces vies-là.

    A l'occasion, j'irai me balader par là, voir ce qui reste de ces endroits-là. Mon petit doigt me dit que ça a dû pas mal changer :-))

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  5. Euh, je viens mettre mon grain de sel,mais je repartirai sur la pointe des pieds, c'est un sujet qui fâche, j'ai déjà, une fois, fait pleurer une amie, prof de français... pour avoir critiqué ce cher monument national de la littérature !!! "Comment, mais il faut aimer Hugo !" avait-elle dit en se levant de table, avec un air très... professoral ! "Mais, ça ne va pas Ch..., t'es pas face à tes élèves, j'aime ce que je veux, et, ne t'en déplaise, l'écriture de Victor Hugo est très méthodique, il la travaille beaucoup, ce qui lui donne une certaine raideur qui m'indispose quand je le relis...". Et mon amie de fondre soudain en larmes "Voilà, je sais bien, je ne suis qu'un pauvre petit prof de banlieue difficile qui essaie d'intéresser les ado à la lecture..." !!! On a quand même terminé la soirée dans les bras l'une de l'autre !!! C'est pour vous dire combien un écrivain comme Hugo peut diviser, et ça remonte à son époque ! Cela dit, sa cosette m'a arraché bien des larmes à l'époque où j'aimais bien lire tout simplement. En revanche, j'adore ses poèmes, dont quelques-uns très visionnaires... Bon, je m'ensauve, Odile, sinon tes lectrices (à part Domi?) vont me taper dessus !!!Bon dimanche à vous toutes.

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  6. ouf Colibri est une excellente avocate,merci à toi de ne pas me laisser seule
    domi

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  7. Mais non Colibri "il ne faut pas"... Chacun fait comme il veut en matière de lecture, heureusement. Moi ça m'enthousiasme, j'aime y revenir de temps en temps (là c'était l'occasion) mais je ne lis pas seulement Hugo, loin de là !

    Et de toutes façons, on est toujours ravis de ton retour et de te lire, et Domi a trouvé une comparse ;-) Tout est bien.

    A bientôt.

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  8. Alors là, c'est pas moi que ça dérange qu'on démonte les monuments !

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  9. Bon ça va ,je me sens moins seule dans mon ptit coin ...
    Merci les filles !!!

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  10. Tu vas voir Brigitte que dans pas longtemps, vous allez être plus nombreuses que "nous" :-))

    Heureusement qu'on n’aime pas tous les mêmes choses.

    Et il n'y a pas de devoir de réserve pour les LECTEURS, pas plus que pour les écrivains ! Qu'on se le dise ;-)

    J'ajoute un p'tit plus qui devrait contenter tout le monde.

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  11. On voit bien ceux qui n'ont pas monté la côte de Montfermeil, pfffffff vous pouvez pas comprendre ;-)
    Merci pour les droits des lecteurs Odile ! N'empêche, en sautant des pages, il y a quelques très belles pierres dans ce monument là.
    De toutes façons, moi dans les grandes pointures et dans les épaisseurs, c'est Dostoïevski mon intouchable.

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  12. Ah non ..effectivement je ne connais pas ta côte Lulu !!!
    Un grand merci, Odile, mais je sais bien que chez toi la tolérance est bien là .Et l'essentiel est pour ma part de lire et de continuer d'aimer ouvrir des livres ...
    Bonne soirée

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  13. Juste un mot pour vous dire qu'il y a quelques années, j'avais découvert un charmant ouvrage de Victor Hugo intitulé "La légende du beau Pécopin" et j'en avais beaucoup aimé la lecture.
    Anne

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  14. Merci Anne pour les idées de lecture. C'est un texte que je ne connais pas... Mais il est vrai qu'Hugo a été tellement "productif" qu'il est sans doute difficile de tout connaître.

    Brigitte, cette tolérance, surtout par rapport à ce qui doit (devrait ) être pour chacun un plaisir, c'est le minimum... C'est en tout cas le message que Pennac voulait faire passer dans ses "droits" du lecteur, surtout à destination des établissements scolaires peut-être, qui oublient trop souvent le côté plaisir de la lecture, pour n'en faire qu'un devoir.

    Ah oui Lulu, c'est un autre monument, de taille, celui-là ! Tiens ça fait un moment que je ne l'ai pas visité ;-)

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